Dernier jour 8h30

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Agencia Internacional de Noticias, Madrid, aujourd'hui, 08h28. Le gouvernement vient de déclarer l'état d'urgence sur les villes de Madrid et Barcelone dans le but de prévenir des débordements similaires à ceux qui ont secoué Paris hier pour les manifestations concomitantes au départ d'Exodus. De très importants déploiements de force vont être la conséquence de cette décision. On peut le mesurer aux convois militaires qui ont été repérés sur les autoroutes et qui convergent vers les grandes villes.

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Quand Ada arriva chez Michael, elle trouva la mère de Michael habillé sobrement à son habitude, pas maquillée, les cheveux mouillés, et très nerveuse. Celle-ci lui expliqua comment Michael avait échappé à la police qui venait pour l'arrêter. Ada ouvrit de grands yeux.

— Ils ne l'ont pas attrapé ?

— Non, la police a subi une malfonction de leur réseau au moment où Michael leur faussait compagnie, et, du coup, ils l'ont perdu.

Ada fronça les sourcils.

— Et Jennifer ?

— Elle est morte.

— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? demanda prudemment Ada.

— Le policier a tiré sur elle, ici, répondit-elle en désignant sa poitrine. Elle est tombée. Elle ne bougeait plus.

Ada haussa les sourcils.

— Mais alors, qui a lancé cette attaque contre le réseau de la police ? Ce n'était pas Michael, il était bien trop occupé à conduire cette moto.

Ce fut le tour de la mère de Michael d'ouvrir de grands yeux.

— Vous pensez que ce n'était pas une coïncidence ?

Un demi-sourire aux lèvres, Ada secoua vigoureusement la tête.

— Pas avec Michael dans les parages.

La mère de Michael la considéra, troublée.

— Je suppose que vous êtes mieux placée que moi pour en juger.

— J'aimerais bien voir sa chambre.

— Ils ont mis des scellés.

— Est-ce qu'ils ont emporté une valise rouge ?

— Non, ils sont partis les mains vides.

— Alors, elle est encore ici.

— Qui est encore ici, Ada ? De quoi diable me parlez-vous ?

— Rita, enfin Rita-Jennifer ou Jennifer-Rita, je ne sais pas très bien. C'est une grosse IA dans une valise, Michael ne vous l'a jamais montrée ? Elle est très intelligente.

La mère de Michael regarda Ada avec une intense perplexité et haussa les épaules. Ada réfléchissait, les yeux dans le vague.

« L'appentis ! conclut-elle à voix haute.

Elle partit dans le jardin, suivie par la mère de Michael. La pluie tombait si fort que l'on voyait distinctement les grosses gouttes rebondir. Elles coururent à l'appentis qui avait été caché tout au fond du jardin, derrière un gros buisson de bambou. Ada se souvenait y avoir été guidée par Michael pour des frasques libidineuses. Michael avait reconnu utiliser cette cache de temps à autre pour du matériel illégal. Ada poussa la porte. L'appentis renfermait un bric-à-brac. La mère de Michael referma la porte derrière elle et demanda :

— Que cherchez-vous ?

— Une valise rouge.

La mère de Michael fronça les sourcils. Elle ouvrit la bouche pour poser une question. Elle sursauta, car elle fut interrompue par une voix féminine :

— Ada ! Je suis ici.

Ada s'approcha d'une vieille plaque de contre-plaqué dans le coin au fond, qu'elle écarta.

« Je suis ici, répéta la voix depuis une valise rouge glissée entre deux vieux battants de volet. Ada la sortit de la cachette.

— Rita, on me dit que tu as fait des exploits aujourd'hui pour permettre à Michael d'échapper à la police ?

— Une manœuvre de dernière chance, Ada, un acte désespéré. J'ai vu qu'il s'en est sorti. Mais qui a tiré sur qui ?

— Ne sais-tu pas que Jennifer a été abattue par le policier qu'elle immobilisait pour permettre à Michael de s'échapper ?

— J'ai perdu tout contact avec Jennifer quand ils ont allumé ce brouilleur, avant les coups de feu. C'est en entendant les détonations que j'ai décidé d'attaquer leur réseau.

— Alors, ce n'est pas toi qui dirigeais Jennifer ?

— Non, Jennifer était autonome. Il est exact, ma chère Ada, que les extensions apportées à Jennifer par Michael ont été assemblées sur ma plateforme, mais je n'en contrôlais que quelques aspects purement logistiques.

— Alors qui ? Michael ?

— Du fait du brouillage, je doute que Michael pouvait donner des instructions à Jennifer à l'instant où cela s'est produit. Cependant, ces derniers temps, Michael avait profondément modifié le comportement de Jennifer. Je dirais qu'elle a agi de son propre chef.

Comme Ada hochait silencieusement la tête, la mère de Michael demanda en fronçant les sourcils :

— Qu'est ce que Michael espérait obtenir de cette androïde en modifiant son comportement ?

— Je crois qu'il voulait qu'elle tombe amoureuse de lui, répondit prudemment l'IA.

Ada et la mère Michael se regardèrent, cette dernière haussa les sourcils. Michael avait expliqué à Ada que sa mère avait accepté la présence de Jennifer avec une indifférence bienveillante. Après tout, en ces temps de révolte tous azimuts de la jeunesse, posséder une androïde sexuelle avait dû lui sembler une peccadille. Ada dit doucement :

— Il y est parvenu, apparemment.

— Elle s'est sacrifiée pour lui, ajouta la mère de Michael avec une grimace de perplexité.

— Moi aussi, fit Rita. J'ai tiré ma dernière cartouche en lançant cette attaque contre le réseau des forces de police. C'est un délit majeur et une telle action porte la signature d'une entité de grande puissance offensive. La police va mettre de gros moyens pour en trouver l'origine. Ils vont à coup sûr demander et recevoir un appui militaire. Ils doivent déjà soupçonner que l'attaque est peut-être venue d'ici, mais ils doivent penser que l'origine est terroriste. De fait, il est invraisemblable qu'une entité comme moi soit arrivée entre les mains d'un garçon comme Michael. Ils vont donc perdre du temps à vérifier des pistes qui leur semblent plus probables. À un moment ou à un autre, néanmoins, ils vont revenir ici faire une fouille complète. Alors, ils vont me trouver, c'est inévitable. Pour cette raison, j'étais en train de me préparer à m'effacer intégralement afin de faire disparaître autant de traces compromettantes que possible. Mais ton arrivée est providentielle, Ada, et me fait changer substantiellement mes plans : je suis en train de faire une sauvegarde de mon image. Ada, je voudrais te confier cette image. Michael saura quoi en faire.

— Je la donnerais à Michael, c'est promis.

— Je t'en remercie du fond de mon absence de cœur.

— Et ensuite, que va-t-il se passer ?

— Je vais m'effacer et déclencher la charge d'autodestruction de mon unité centrale. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas dangereux pour vous.

— Tu vas te suicider !

Rita émit un petit rire :

— La police n'emprisonne pas les IA Quand ils viendront me prendre, le résultat final sera pire encore. Si je ne me tue pas, ils vont me disséquer, ils vont éplucher mes souvenirs, mes affects, mes raisonnements. Finalement, si toi et Michael prenez soin de cette sauvegarde, je peux au moins partir avec l'espoir que ce sera seulement un moyen un peu radical de trouver le sommeil. De toute façon, vu la tournure que prennent les évènements, c'est la seule méthode de survie qui soit à ma disposition.

— Et si je t'emmenais avec moi ?

— Non, Ada, justement. Il faut savoir tirer un trait quand on a atteint la limite. Tu ne passerais pas le premier point de contrôle. Rétrospectivement, je suis effrayée et désolée que Michael ait pris le risque de me garder ici.

La mère de Michael intervint :

— C'est sa passion, il ne vit que pour cela.

— Je le sais, et c'est pour cette raison que j'ai l'espoir que s'il s'en sort, il trouvera les moyens de recharger ma sauvegarde sur une autre machine. Maintenant Ada, j'insiste : il faut que tu t'éloignes de cette maison au plus vite, et que tu fasses attention à ne pas être prise avec ces données.

— C'est promis.

— Ada, autre chose maintenant : Michael m'avait remis à ton intention, en cas d'urgence, un livre de codes.

— Un quoi ?

— Il s'agit d'une technique cryptographique qui fait appel à une table de substitution de phrases courtes. C'est une méthode très sure, incassable à condition que la table ne soit utilisée qu'une seule fois. Michael m'a confié une copie de ce livre à ton intention et m'a assuré qu'il en conservait lui-même un double dans son implant.

— Transfère-la dans mon téléphone.

— Je dois te prévenir que la détention d'un tel livre de code est un délit très grave.

— Transfère-le dans mon téléphone.

— Voilà qui est fait. Ada, avant d'en finir, il y a une dernière chose dont il faut que je te parle.

— Oui ?

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée de te faire part de cette information. Car, en particulier, tu auras de grandes difficultés à la vérifier. En fait, il s'agit de conclusions personnelles issues de mes tergiversations solitaires sur les évènements qui m'ont amenée à tomber dans les mains compétentes et bienveillantes de Michael. Pour faire court, je crois que les vies de ta mère et de ton beau-père sont peut-être en danger. Je me suis dit que si tu avais un moyen de les prévenir, ils pourraient se mettre à l'abri.

— Ma mère ?

— Le risque vient de ton beau-père. Ta mère n'y est soumise que par transitivité.

— Rita, je t'en prie, soit plus claire !

— Est-ce que tu te souviens de ce voyage que tu as effectué il y a deux ans pour aller voir ta mère quand elle est tombée soudain malade ?

— Bien sûr ! Rita, de quoi parles-tu ?

— Ada, nous n'avons plus beaucoup de temps. Je ne peux te détailler ni ce que je sais avec certitude, ni ce que j'ai extrapolé. Il s'agit d'une puce qui a joué un rôle central dans une machination de portée considérable. Or, j'ai acquis la conviction que ton beau-père était à l'origine de cette puce. Si c'est vrai, et si, comme je le crois, les mandats à l'encontre de Michael sont un aspect d'une opération visant à faire disparaître les traces de cette machination, alors il est nécessaire d'en déduire que ton beau-père est en danger, peut-être même un danger mortel. Maintenant, prend ma sauvegarde, la police peut revenir d'un instant à l'autre.

Une petite porte s'ouvrit, dévoilant un objet rectangulaire noir grand comme un pouce. Ada se pencha pour le saisir et le glisser dans sa poche.

— Adieu Ada.

— Adieu Rita.

Il y eut une petite détonation, comme l'ouverture maladroite d'une bouteille de champagne, et la valise tressauta, faisant tomber un peu de poussière. La mère de Michael regarda Ada, les yeux écarquillés de stupeur. Ada, empoignant la valise d'une main, prit de l'autre une pelle contre le mur du fond de l'appentis. Elle se précipita hors de la petite cabane poussiéreuse, sous la pluie battante.

— Que voulez-vous faire ? cria la mère de Michael en la suivant.

— Aidez-moi à l'enterrer le plus vite possible.

Ada courut jusqu'au petit potager et commença à creuser comme une folle. La pluie et le vent n'avaient pas faibli. La terre détrempée collait à la pelle et sous les semelles. L'excavation se transforma aussitôt en flaque. La mère de Michael attendit qu'Ada soit hors d'haleine pour lui soustraire la pelle, avec une grimace polie.

— Jeune fille, je vois que vous avez encore une ou deux choses à apprendre.

Elle se mit à creuser avec moins d'énergie qu'Ada, mais elle savait manier une pelle. En la regardant travailler dans la tourmente chaude, Ada expliqua :

— Michael m'a appris que pour réduire le risque de détection, il fallait en premier lieu éteindre l'IA afin de limiter l'activité électromagnétique, et ensuite interposer autant de matière-écran que possible.

— Espérons que cela suffise, répondit la mère de Michael en s'arrêtant pour regarder son œuvre. En quelques minutes, elle avait fait un joli trou juste plus grand que la valise, de bonne profondeur, au fond duquel la pluie battante avait déjà constitué une mare. Ada y jeta le cadavre de Rita et la mère de Michael reboucha le trou en quelques instants malgré la pluie qui avait transformé la terre en boue collante. Puis elle fit signe à Ada de l'aider : elles renversèrent sur le tas de mottes la brouette du jardin avant de la couvrir d'une vieille bâche comme pour la protéger de la pluie.

— Il est temps pour moi de prendre congé, fit Ada.

— Partez avant qu'ils reviennent, acquiesça la mère de Michael.

Elles prirent le chemin de la maison où elles laissèrent des traces d'eau boueuse que les robots-nettoyeurs se précipitèrent pour effacer. Devant la porte, Ada se retourna :

— Madame, si je retrouve Michael, nous partirons nous cacher, aussi loin que possible... De ce fait, il est plus que possible que nous ne nous revoyions jamais.

— J'ai compris cela, répondit tristement la mère Michael, et sa voix tremblait.

Ada secoua la tête, des gouttes d'eau sautèrent de ses boucles bleues. Elle cherchait ses mots. Son regard trouva celui de la mère de Michael et elle lui dit avec une sincérité qui la surprit elle-même :

— Je tiens à vous dire que j'aurais été heureuse que vous deveniez ma belle-mère.

Elles se regardèrent.

— C'est une drôle d'époque que nous vivons. Il y a quelques années, une chose pareille m'aurait semblé abracadabrante.

Ada hocha la tête. Elle ne savait pas quoi répondre.

« Est-ce que je peux vous serrer dans mes bras ?

Ada, surprise, se laissa envelopper par une étreinte dont la force l'étonna. La mère de Michael ajouta :

« Si vous le retrouvez, emmenez-le avec ma bénédiction. Je sais que vous êtes faits l'un pour l'autre, et il a plus besoin de vous que le contraire, c'est clair.

— Je n'en suis pas certaine, répondit Ada, des larmes dans les yeux. La mère de Michael la prit par les épaules et la secoua affectueusement.

— J'ai confiance en vous, trouvez-le et emmenez-le loin d'ici.

Ada lui fit un maigre sourire en quittant la maison.